- Innogence Consulting
- il y a 11 minutes
- 9 min de lecture
L'importance des agents CICO à l’Est de la RDC

Ecrit par Rocky Abdoul (MSC) et Landry Djimpe (Innogence Consulting)
Partie 1 – Les piliers de l’inclusion financière en période de conflits
Le gouvernement congolais s’est fixé l’objectif ambitieux de faire passer le taux d’inclusion financière de 38,5 % en 2022 à 65 % avant 2028. . Il vise à intégrer une plus large part de la population aux services financiers formels, diminuant ainsi l’exclusion économique et facilitant l’accès aux services bancaires et numériques. Pour y parvenir, le gouvernement s’appuie sur une stratégie organisée autour de six axes clés :

Les agents CICO, un levier de proximité :
Pour concrétiser cette ambition nationale, l’application de ces axes stratégiques dépend en grande partie de dispositifs de proximité, capables d’atteindre efficacement les populations mal desservies, surtout en zones rurales et périurbaines. C’est dans ce cadre que le modèle des agents CICO (Cash-In, Cash-Out) s’impose comme un maillon clé du dispositif.
Les acteurs du secteur financier et les organismes internationaux s’entendent sur l’importance de la digitalisation et du déploiement du réseau d’agents comme leviers essentiels pour promouvoir l’inclusion financière. En effet, les agents financiers jouent un rôle central dans le développement des services financiers, notamment en milieu rural, en réduisant la distance entre les utilisateurs et les points de services.(CGAP, 2023).
Dans un contexte où l’infrastructure bancaire est encore peu développée, le réseau d’agents bancaires et de Mobile Money représente aujourd’hui l’un des principaux moyens d’accès aux services financiers. En 2022, les banques et les institutions de microfinance du pays disposaient de 11 431 agents bancaires, dont 84,9 % étaient affiliés aux banques (SNIF, 2023-2028). En ce qui concerne, les agents mobile money, M-Pesa , compte à son actif plus de 120 000 partenaires M-Pesa ainsi que plus de 30 000 marchands partenaires.
Les conflits à l’Est : des menaces pesant sur l’activité des agents CICO
Depuis plusieurs mois, le contexte de conflit armé dans l’Est de la RDC perturbe fortement l’accès des habitants de Goma et Bukavu aux services bancaires, en particulier à leurs comptes et aux transferts internationaux. Malgré des besoins financiers persistants, ces contraintes ont obligé les utilisateurs à modifier leurs habitudes, tandis que les institutions financières ont dû ajuster leurs processus opérationnels afin de maintenir, autant que possible, la continuité de leurs services à leur clientèle.
L’activité des agents CICO est marquée par un ensemble de facteurs de risque interdépendants, qui créent un environnement particulièrement difficile.
Insécurité généralisée : L’insécurité est sans doute l’un des principaux facteurs qui affecte les réseaux d’agents. Elle se traduit par des menaces directes et des actes de violence, tels que des attaques, des vols et des actes de vandalisme. Ces actions visent aussi bien, les agents que leurs points de service, mettant en péril leur sécurité et leurs sources de revenus. De plus, les conflits entraînent souvent la destruction des infrastructures opérationnelles, notamment les kiosques des agents, les empêchant d’exercer leur activité. Enfin, les déplacements forcés de populations, y compris des agents eux-mêmes, perturbent gravement le fonctionnement du réseau CICO et limitent l’accès aux services financiers, exacerbant ainsi l’exclusion économique
Perturbations des infrastructures : Les conflits ont également un impact considérable sur les infrastructures, essentielles au bon fonctionnement des services financiers. Les coupures des réseaux de télécommunications sont fréquentes, rendant les transactions difficiles, voire impossibles. Les interruptions récurrentes de connexion Internet constituent un autre obstacle majeur à l’accès aux services financiers numériques. Enfin, les pénuries de liquidités compliquent la gestion des transactions par les agents et limitent leur capacité à répondre aux besoins de la population. Cette pénurie est directement liée à la fermeture des agences bancaires et des institutions de microfinance, souvent obligées de suspendre leurs opérations en raison de l’insécurité.
Instabilité économique : Les régions touchées par les conflits connaissent fréquemment une forte instabilité économique. L’inflation galopante diminue le pouvoir d’achat et rend les transactions financières plus incertaines. Parallèlement, la dollarisation des transactions, c’est-à-dire l’utilisation du dollar américain comme monnaie de référence, peut également créer des déséquilibres et compliquer la gestion des fonds. Enfin, les fluctuations importantes des taux de change ajoutent une incertitude supplémentaire, impactant la valeur des transactions et la rentabilité des activités des agents CICO. Il est important de souligner que le taux de change pratiqué dans ces zones est souvent bien différent du taux de change officiel. Cet écart de taux de change est devenu un facteur d’ajustement pour les agents, leur permettant de supporter les surcoûts d’exploitation liés à la situation actuelle, tels que les coûts de sécurité accrus et les difficultés logistiques.
Premiers impacts visibles sur le terrain
Ces risques divers ont des répercussions concrètes et profondes sur le fonctionnement du réseau CICO. Face à l’insécurité grandissante, de nombreux agents sont contraints de suspendre ou d’abandonner leurs activités, entraînant la fermeture progressive de plusieurs points de service, en particulier dans les zones les plus exposées. La réduction du réseau limite drastiquement l’accès des populations aux services financiers essentiels, aggravant leur vulnérabilité économique. Parallèlement, les coûts de transaction augmentent significativement, à la fois pour les clients – qui sont contraints de parcourir de plus longues distances ou supporter des frais majorés – et pour les agents – qui doivent faire face à des dépenses opérationnelles supplémentaires, notamment liées à la sécurité et à la gestion des liquidités.
Dans ce contexte d’instabilité, certains services financiers deviennent également vulnérables à des usages abusifs. Des personnes mal intentionnées, par exemple, peuvent exploiter les circuits de Mobile Money ou les points CICO pour transférer des fonds en dehors de tout cadre réglementaire, à des fins de financement illégal. Ces détournements fragilisent l’intégrité du système financier et entament la confiance des utilisateurs et des opérateurs, tout en exposant les agents à des risques juridiques, opérationnels et individuels renforcés. Cette atmosphère d’incertitude nécessite une vigilance accrue, ainsi que des mécanismes de contrôle et d’accompagnement plus adaptés au contexte de crise.
Partie 2 : la résilience au service de l’inclusion financière
Conséquences du conflit sur l’activité des agents CICO
Les facteurs de risque ont un impact négatif direct sur l’activité des agents CICO et sur l’inclusion financière en général. Cependant, le digital joue un rôle de plus en plus important dans ce contexte.
Réduction du réseau et place croissante du digital : L’insécurité et les difficultés économiques contribuent au rétrécissement du réseau CICO, entraînant une diminution significative du nombre d’agents actifs. Cette diminution du nombre d’agents s’accompagne d’une fermeture massive des points de service CICO, limitant considérablement l’accès aux services financiers pour les populations, en particulier dans les zones reculées. Dans ce contexte, le digital prend une importance capitale. Les services de Mobile Money et les plateformes bancaires en ligne, deviennent souvent le seul moyen pour les populations d’accéder à leurs comptes et effectuer des transactions. Cette dépendance accrue au digital renforce le rôle des agents CICO qui restent des intermédiaires indispensables pour faciliter l’accès aux services financiers et accompagner les utilisateurs dans leur adoption des solutions numériques.
Hausse des coûts et évolution du rôle des agents : Les défis auxquels sont confrontés les agents CICO ont un impact direct sur le coût des services financiers pour les utilisateurs. Les frais de transaction augmentent, rendant les services financiers plus coûteux et moins accessibles en particulier pour les populations vulnérables. De plus, les agents eux-mêmes sont confrontés à une augmentation de leurs coûts de fonctionnement, principalement en raison des mesures de sécurité qu’ils doivent prendre, des difficultés d’accès à la liquidité, et des surcoûts liés à l’exploitation dans un contexte de crise. Cependant, le rôle des agents CICO évolue. Ils ne se limitent plus aux opérations de Cash In/Cash Out. En période de crise, ils sont souvent autorisés à ouvrir des comptes pour les clients, devenant ainsi un point d’accès essentiel aux services financiers formels. Cette évolution renforce leur importance dans le paysage financier.
Utilisation abusive : Dans un contexte de conflit, la probabilité d’exploitation abusive des services financiers augmente considérablement. Des groupes armés peuvent utiliser les services financiers pour financer des activités illégales, compromettant ainsi l’intégrité du réseau et augmentant les risques pour les agents. L’exploitation abusive des services financiers peut aussi se manifester sous d’autres aspects, comme la fraude ou le blanchiment d’argent, susceptibles de compromettre l’équilibre du secteur financier et de nuire à la confiance du public.
Stratégies d’adaptation et résilience des agents CICO
Face aux défis imposés par les conflits, les agents CICO adoptent des stratégies de résilience pour maintenir leurs opérations dans un environnement hostile. Ces stratégies incluent :
Délocalisation temporaire des points de services vers des zones plus sûres : De nombreux agents CICO décident de fermer temporairement certains points situés dans des zones à risque, pour se replier vers des points plus sécurisés. Cette approche permet de maintenir une continuité de service, même si elle pose des défis logistiques.
Collaboration avec des ONG et des agences humanitaires pour maintenir l’activité : Certaines organisations humanitaires utilisent les services financiers des agents CICO pour effectuer des transferts monétaires en faveur des populations vulnérables. En collaborant avec ces acteurs, les agents peuvent bénéficier d’un soutien financier et logistique, garantissant ainsi la poursuite de leurs activités. Aujourd’hui, les agents se positionnent comme les seuls acteurs sur qui les institutions peuvent s’appuyer pour acheminer l’aide financière aux bénéficiaires finaux.
Réseautage et entraide entre agents : La création de réseaux informels de solidarité permet aux agents d’échanger des liquidités, d’obtenir des conseils et de mutualiser certaines ressources (sécurisation des kiosques, partage des informations sur les zones à risque, pratiques courantes sur le marché, etc.).
Pour faire face à ces défis auxquels sont confrontés les agents CICO à l’Est de la RDC en période de conflit, il est essentiel d’adopter des stratégies adaptées pour assurer la continuité des services financiers. Ces recommandations, adressées aux institutions financières, aux agents CICO et aux régulateurs, visent à renforcer la solidité du réseau, sécuriser les opérations et stimuler l’innovation pour maintenir l’inclusion financière dans ces zones à risque.
Recommandations aux institutions financières :
Intégrer les agents CICO dans le PCA (Plan de Continuité d’Activité) : Les institutions financières doivent élaborer des protocoles d’intervention rapide pour soutenir les agents CICO en cas de crise, notamment en garantissant un approvisionnement d’urgence en liquidités et en mettant en place des relais de services dans des zones plus sécurisées.
Accélérer la digitalisation des services financiers : L’accélération de la digitalisation est primordiale pour permettre aux clients/utilisateurs d’effectuer des transactions financières sans dépendre uniquement des agences physiques. Les institutions doivent beaucoup travailler sur la digitalisation des canaux des distributions, le déploiement de leurs réseaux d’agents, et la surveillance du taux d’activité des agents. Elles doivent aussi développer des solutions numériques, y compris les paiements marchands via QR codes et améliorer l’interopérabilité entre les banques et les portefeuilles électroniques. Par ailleurs, l’adoption de modèles « sans cash », qui favorisent les paiements numériques et les transferts entre portefeuilles mobiles (B2W2B), permettrait de réduire la pression sur la gestion des liquidités et d’assurer une continuité des services financiers en période de crise.
Recommandations aux régulateurs congolais (BCC et ARPTC)
Assurer un cadre réglementaire allégé et adapté aux zones de conflits : Le régulateur doit adapter le cadre réglementaire pour offrir une plus grande flexibilité aux institutions financières et EME (en ce qui concerne le KYC[1]) et aux agents CICO (en ce qui concerne les KYA[2]) opérant dans des zones en crise. Cela nécessite d’assouplir certaines restrictions sur la gestion de la liquidité et d’autoriser des mesures exceptionnelles pour assurer la continuité des services financiers. Il est également essentiel de mettre en place une régulation simplifiée pour les services financiers humanitaires, qui favoriserait les transferts d’argent vers les populations déplacées tout en maintenant un contrôle sur les flux financiers afin d’éviter toute malversation. Cependant, cet allégement doit s’assurer que les critères, le contrôle et le suivi ne permettent pas le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
Encourager l’innovation financière pour pallier l’instabilité : Le régulateur doit encourager le développement de solutions innovantes pour diminuer la dépendance aux transactions en espèces et limiter l’impact des conflits sur les services financiers. Cela peut comprendre la promotion de solutions de paiement alternatif adaptées aux réalités du marché congolais, des procédures allégées ou accélérées dans l’octroi des autorisations ou agréments.
Dans les zones touchées par les conflits, les agents CICO ne se contentent pas d’être des fournisseurs de services : ils sont devenus des piliers de résilience économique et sociale. Il est essentiel de reconnaître davantage leur capacité à s’adapter, à innover et à rester opérationnels dans des contextes extrêmes tout en fournissant un soutien structuré. Maintenir et renforcer ce réseau, c’est garantir un minimum d’espoir, de stabilité et d’inclusion pour des millions de Congolais.
Cette problématique cruciale des services financiers digitaux en contexte de conflit sera au cœur des discussions du SEF 2025. Nous vous invitons à y participer pour approfondir le débat, partager des solutions concrètes et construire ensemble des écosystèmes plus résilients sur un panel qui parlera sur l’avenir de la finance digitale en RDC : Perspectives, défis et stratégies de résilience dans un contexte de conflit.
[1] Know Your Customer : C’est un processus obligatoire pour les prestataires de services financiers afin de vérifier l’identité du client avant d’ouvrir un compte ou de fournir un service financier ; d’évaluer le niveau du risquedu client (origine des fonds, activité professionnelle, etc.) ; de prévenir le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive.
[2] Know Your Agent : C’est l’équivalent du KYC mais appliqué aux agents dans un modèle d’intermédiation financière, par exemple dans les réseaux d’agents CICO (Cash-In, Cash-Out).